20 avr. 2012

Discorde, diplomatie, dictature

Autant, dans la vie, j'aime à concilier les points de vue dans une optique diplomatique et de cordiale entente, autant l'art du compromis, nécessaire en politique, m'est difficile, voire odieux.

Deux amis se disputent. Richard aime les blondes, Max préfère les brunes. Question de goûts. Impossible de prouver à Richard (ou à Max) qu'il a tort. En quoi ai-je à me mêler de les départager ? Si je souffre de voir mes amis se déchirer là-dessus (parce qu'ils sont mes amis, justement), je peux les amener à s'entendre sur le fait qu'ils ont en commun d'aimer les femmes et qu'il vaut mieux pour notre amitié qu'ils trinquent à la beauté des femmes au lieu de se jeter à la figure des poignées de cheveux féminins, blonds pour Richard, bruns pour Max.

Même chose s'ils se disputent pour vanter les mérites du poète qu'ils préfèrent, entre Baudelaire et Verlaine. On n'est pas un imbécile parce qu'on préfère Baudelaire à Verlaine ou vice-versa. On est un imbécile par contre si on soutient mordicus que Marguerite Duras est un auteur plus important que Proust ou Shakespeare. On peut cependant aimer Marguerite Duras (où est le problème ?) et même préférer sa lecture à celle de Proust — mais soutenir qu'elle vaut littérairement davantage que Proust ou Shakespeare est une aberration à combattre avec la plus ferme énergie. 

Richard est un supporteur acharné du PSG. Max ne jure que par l'OM. Ces deux-là sont appelés à se friter constamment. Or, je crois, ils supporteront tous les deux l'Olympique Lyonnais (ou Lille ou Rennes) dans le cadre d'une compétition européenne opposant l'un de ces clubs à des clubs étrangers. Et certainement ils agiteront de concert leurs petits drapeaux tricolores quand les Bleus seront sur la pelouse. Et naturellement Max applaudira dans ce cadre un but signé d'un Coq jouant d'ordinaire au PSG. Max et Richard, au-delà de leur rivalité partisane, aiment le foot et la France. Ils peuvent donc s'entendre. Je peux les réconcilier en élargissant le débat. Parce que je n'ai pas comme eux le nez dans mon bol de soupe, ma vue porte plus loin. Je suis dégagé des affects qui les oppriment et les opposent. Ils sont dans le cadre, moi en dehors. Je ne veux pas donner à l'un raison et tort à l'autre. Je veux qu'ils cessent de se chamailler. Parce que leurs désaccords me navre et que je tiens à préserver l'essentiel : leur amitié, la nôtre. Je serais, je crois, un excellent diplomate.

Dans le cadre des relations interpersonnelles, que je sois le troisième homme ou l'une des parties prenantes, si j'aperçois vite les divergences d'opinions ou de goûts, je vois aussi très vite les possibles points d'accords. Bien que l'anarchie ait un plaisant petit fumet pour moi, je suis ainsi fait que, naturellement, je cherche toujours à accorder les violons. Est-ce par douceur, bonté, pacifisme ? Est-ce par calcul, intérêt, cynisme ? Je ne sais. Ça dépend des situations et des personnes. Ça dépend aussi des enjeux. Je suis parfaitement capable de laisser se taper dessus deux guignols et de me réjouir à ce spectacle. Si le fond de l'être est doux, y a des recoins plus sombres en moi, où ça ricane. Ne sommes-nous pas tous pareils à cet égard ? 

Il m'est arrivé, sur Internet, de me prendre le bec violemment avec un contradicteur pas toujours aimable. Je vois bien parfois que c'est une espèce de jeu viril entre grands mâles et ne m'en formalise pas. Je ne laisse pas pour autant un comique me désosser. J'ai ma fierté. J'aime me battre et vaincre. Je n'ai d'ailleurs pas le triomphe exubérant. Vaincre me suffit. Inutile d'ajouter à la victoire le mépris, l'humiliation. Ma victime chercherait à se venger, y parviendrait un jour, directement ou par la bande. S'exposer par arrogance au dard empoisonné de la vengeance est une sottise évidente. S'il m'arrive d'être bête, je ne suis point sot.

Les sujets de discorde ne manquent pas dans la vie. Sur Internet, ils sont légion. Dans le monde virtuel, ils sont aggravés du fait de l'anonymat. Pierre, un gentil garçon dans la vie, se défoule et se déchaîne sur Internet. Il agresse, il assène, il assomme, il assassine. On ne rêve pas d'être à sa place. Est-il pour autant toujours le frustré haineux qu'on lui jette à la figure qu'il est ? Il peut tout aussi bien s'amuser, être agressif dans ses discours sur tel forum et être assis fort paisiblement à son bureau, le sourire aux lèvres. Rien non plus n'interdit de penser que nous avons là peut-être affaire à un type qui a besoin de se défouler, parce qu'il ne le peut dans le cadre étriqué de son existence au quotidien. Je préfère un excité virtuel de cette espèce à un malade mental qu'il serait dangereux de croiser en rue. 

Je ne me disputerais pas sur Internet ni dans la vie quant à savoir si le Lille Olympique est une meilleure équipe que l'A.S. Saint-Étienne. Sans avoir de préférence nette pour aucune des deux, que j'aime de toutes façons sans idolâtrer ni l'une, ni l'autre, je peux comparer les poésies de Baudelaire et de Verlaine, dire ce que j'aime dans l'une et que je n'aime pas dans l'autre ou vice-versa. J'expose ainsi mes goûts, ma sensibilité et, du moins je l'espère, mon intelligence. On peut en débattre, démontrer par exemple en quoi Baudelaire est agaçant parfois, ou Verlaine mièvre aux entournures. Ça ne change rien au fait que nous avons là deux poètes majeurs et qu'il est agréable de les lire et d'apprendre par cœur certaines pièces. Ce que je n'aime pas, c'est quand un macaque en chef, du haut de son palétuvier, se mêle de la conversation pour énoncer que Verlaine, par exemple, est un poète d'une platitude achevée, que Baudelaire est une sous-merde poétique et que la poésie digne de ce nom, on la trouve uniquement chez tel poète malgache du Grand Siècle, évidemment inconnu des ignares que nous sommes. S'il a existé, ce poète malgache n'est pas forcément un nullard du simple fait de sa courte notoriété. Tant que je ne l'ai pas lu, je ne peux le juger. Je me dis simplement que s'il était aussi génial et universel que prétendu, on trouverait ses livres ailleurs qu'à Tananarive. Ce n'est pas qu'on ait des goûts résolument étrangers aux miens qui me défrise, c'est qu'on s'en targue en appelant vomissures ce dont je me délecte, c'est qu'on veuille me faire passer pour un pauvre type, un blongios égaré chez les aigles. 

Je bavarde avec Jeanine — gentille, mais intellectuellement limitée. J'apprécie sa gentillesse, sa faculté à être toujours d'humeur égale, disponible et souriante. Même si je préférerais qu'elle ait ces qualités tout en étant au surplus intellectuellement séduisante, en quoi suis-je habilité à lui faire grief de ses carences intellectuelles ? Quel dessein servirais-je en lui reprochant de n'avoir jamais lu Kafka, d'ignorer même qui est Kafka, de n'avoir peut-être jamais ouï ce nom qui, moi, m'importe ? On peut être une bonne personne sans avoir lu Kafka, ni écouté Ravel. On peut connaître tout Bach, tout Goethe, et être une ordure achevée, une infinie crapule. À la personne qui me sauvera la vie le jour où ma vie sera à sauver (des flammes, de l'eau, du poignard d'un déséquilibré), je n'irai pas demander, condition sine qua non de mon sauvetage, si elle a au moins lu Zola. Je m'en contrefous. Maintenant, soustrait au péril, si j'ai l'occasion de discuter avec mon sauveur et qu'il s'avère, en plus d'être pompier, infirmière ou simple passant, un fort acceptable lettré ou un mélomane averti, ce sera sur mon gâteau une belle cerise et je la croquerai à belles dents. 

Jeanine conçoit fort bien qu'on puisse aimer et n'écouter que ce qu'elle appelle « musique classique », mais elle, ça l'ennuie. Ce qu'elle aime, c'est la chanson française, et spécialement Sardou, Delpech ou Dalida. Si ça me désole un peu, en quoi, nom de Dieu, est-ce dérangeant ? En quoi ce goût « frelaté » est-il indigne d'un être humain — surtout que Jeanine ne se croit pas tenue de me traiter de ringard, de snob ou de m'as-tu-vu ? Je peux me mettre en tête de réformer, ou de former plutôt, son goût. Outre que je trouve ça prétentieux, à quoi ça servirait, sinon à flatter ma vanité ? Bien sûr, je regrette qu'elle ne puisse apprécier la funèbre beauté du Kaddish de Ravel, la somptueuse et mélancolique élégance du huitième des Quatuors à cordes de Chostakovitch. Je regrette de ne pouvoir partager ça, oui — mais pas au point d'en souffrir, de me sentir humilié et de renvoyer Jeanine à sa Maladie d'amour, son Lac du Connemara et autres Divorcés ou Besame mucho. Du reste, je me console de mon impuissance à faire aimer ce que j'aime en me disant que je ferais une belle tête si Jeanine avait dans la sienne de me faire apprécier ses idoles ! Parce que voilà, elle peut elle aussi avoir envie de partager ses émotions musicales — à quoi je ne tiens pas s'agissant des artistes concernés, pas plus que je n'ai envie qu'on se mêle de me faire aimer Duras ou BHL.

Mon billet s'est étiré au-delà de mon intention initiale, et je n'ai pas écrit la moitié de ce que j'avais l'intention d'écrire. Partant de l'idée — illustrée par des exemples — que je ferais un bon diplomate, je voulais en venir au paradoxe que je serais en politique, si le pouvoir m'était donné, sinon un dictateur, quelque chose comme un despote plus ou moins éclairé (je suis sûr du despotisme, moins de l'éclairage). Et je voulais en venir à ça pour avoir récemment couché sur le papier quelques-unes des mesures radicales que je prendrais ex abrupto si j'étais élu président. J'y reviendrai, c'est instructif.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire